INTERVIEW – Nicolas Bouzou, économiste et coauteur de La comédie (in)humaine, Pourquoi les entreprises font fuir les meilleurs, en est convaincu: la généralisation forcée du télétravail pendant le confinement peut être une opportunité de réinventer les modes d’organisation et de management des entreprises.

Challenges – La crise du coronavirus a converti, parfois dans la douleur, les entreprises au télétravail. Qu’en restera-t-il?

Nicolas Bouzou – Si le télétravail a pu être mal vécu, c’est parce qu’il n’a souvent pas été préparé au niveau technique et managérial par les entreprises, et que se sont ajoutés des problèmes de garde d’enfants dans un contexte sanitaire et économique anxiogène. Cela ne remet pas en cause le fait que le télétravail va se développer, d’abord parce que l’épidémie n’est pas finie mais aussi parce qu’il répond aux aspirations de nombreux salariés.

En quoi le télétravail modifie-t-il les modes de management?

Le télétravail est un moyen de faire grandir les entreprises vers un management adulte fondé sur l’autorité -du latin augere, « faire grandir quelqu’un »- en donnant plus de sens au travail et plus d’autonomie aux salariés. Etant donné que le télétravail impose de facto une distanciation physique, cette pratique oblige en effet les managers à la confiance et à porter leur contrôle sur la finalité et non plus les moyens. Sans perdre leur autorité, ils se placent en ressource pour leurs équipes tout en n’hésitant pas à les sanctionner si elles ne remplissent pas leur part du contrat à l’arrivée. Ce qui va de mon point de vue changer la donne dans nombre d’entreprises pour l’heure encore trop focalisées sur le contrôle.

Cette maturité managériale n’a pas toujours été atteinte lors du confinement…

Evidemment, le télétravail forcé a pu accentuer les mauvaises habitudes de certains chefs très portés sur une surveillance abusive voire un harcèlement de leurs collaborateurs. Mais il a pu aussi renforcer ce qui fonctionnait bien dans les équipes. Si bien que certains y ont pris goût en se rendant compte par exemple à quel point il perdait de temps et d’énergie dans les transports. D’ailleurs, je crains qu’en septembre, beaucoup d’entreprises se retrouvent encore avec de nombreux bureaux vides sur les bras.

Justement, la notion de bureau et de lieu de travail est-elle en train de vivre ses dernières heures?

Je n’ai jamais cru à la fin du salariat qui repose selon moi sur la combinaison d’un lien de subordination, d’un temps de travail défini et d’un lieu de travail. Si la subordination reste indispensable à l’organisation de nos entreprises, celles de lieu de travail et de temps de travail, surtout pour les cadres au forfait jours, ne sont néanmoins plus du tout pertinentes. Selon moi, la crise va bientôt poser un problème économique aux organisations sur la gestion de leurs bureaux. Elles seront pris en étau entre d’un côté les aspirations de nombreux salariés qui vont vouloir s’installer dans de belles banlieues avec jardin voire à la campagne passant ainsi outre les problématiques de transport, et de l’autre, des loyers professionnels démentiels en particulier à Paris.

Quelles sont selon vous les conditions du succès d’une politique de télétravail efficace sur la durée?

Cela passe déjà par ne pas dupliquer à distance les mauvaises habitudes qui nous poussaient à organiser cinq réunions par jour au bureau, dont certaines avant 9h ou après 18h. Il faut également que les outils technologiques suivent pour que cela fonctionne. Les entreprises doivent aussi faire le jeu de la confiance. Auparavant, beaucoup de grands groupes interdisaient à leurs salariés d’être en télétravail les lundis, mercredis et vendredis au motif que cette pratique ne devait pas être utilisées à des fins personnelles. C’est pourtant précisément la meilleure conciliation des temps de vie qui demeure le principal avantage du travail à distance! C’est une flexibilité supplémentaire qu’on offre aux salariés. Il est temps de passer à un management adulte.

Déployé massivement et sur le long terme, le télétravail généralisé ne risque-t-il pas de désunir l’entreprise?

Je ne suis pas un jusqu’au-boutiste du télétravail. Les moments de convivialité en physique cimentent une culture d’entreprise. Le bureau restera un lieu de sociabilité majeur mais plus forcément cinq jours par semaine. Ce que l’on découvre en revanche avec la crise, c’est une scission, voire une inégalité, entre ceux qui peuvent télétravailler -d’abord des cadres et gros salaires- et les autres. Pour ces derniers, il faudra des compensations, notamment financières, à l’heure où beaucoup appellent à un contrat social plus solidaire.

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