Le monde est confronté à une crise sanitaire dont l’issue est incertaine. La DG du FMI a déclaré que les pays font actuellement face «à une incertitude extraordinaire sur la profondeur et la durée de cette crise». L’Etat marocain a mis en place un fonds de solidarité auquel ont participé les grands groupes industriels et financiers marocains, des associations et des acteurs du secteur public et privé. Cet élan de solidarité mérite d’être souligné. C’est un Maroc solidaire, discipliné et responsable qui gère sa crise. Est-ce l’occasion pour le Maroc de construire son modèle de développement tant recherché?
Ces modèles reposent sur des hypothèses fausses. La première est que l’on peut obtenir des prévisions fiables sur l’avenir d’un pays, sur la base des tendances passées. Or, le monde est imprévisible, ce qui rend de moins en moins crédibles des hypothèses extrapolatrices de ce genre. Depuis les années 1970, on est passé à des incertitudes politiques, économiques, technologiques, et sociales importantes. La valse des cours des produits de base, les crises du pétrole, l’inflation persistante, la crise des subprimes, ont tenu en échec les prévisions de ces modèles. La deuxième est qu’il y a «un monde économique» séparé en deux blocs: un Nord développé et un Sud en développement.
Or, les crises systémiques de certains pays comme la Grèce, la disparition de l’Union soviétique, l’émiettement de certains pays de l’ancien bloc de l’Est, la montée de l’extrémisme de tout bord, les perturbations que le monde arabe connaît, la montée en puissance de la Chine, de la Corée du Sud, et d’autres pays, la fréquence élevée des pandémies dont la plus importante est celle du Covid-19, montrent que nous vivons dans un monde où les bouleversements sont nombreux et fréquents, qui ne se réduit pas à cette opposition simpliste de ces modèles.
Même dans les pays du Nord, où l’on croit à tort que les choses sont stables, l’injection de dizaines de milliards d’euros pour résoudre des problèmes comme celui du déficit de la sécurité sociale, des banlieues, de l’immigration, de la pauvreté n’a pas donné de résultats. La troisième hypothèse est de confondre entre stratégie et programme. Comme le dit le penseur français Edgar Morin, un programme est une séquence d’actions qui doivent être exécutées sans variation dans un environnement stable, et dès qu’il y a modification des conditions extérieures, le programme est bloqué.
La stratégie, quant à elle, est un processus de décision (au sens de l’économiste et sociologue Herbert Simon) où l’on élabore des «scénarios pour l’action, qui pourront être modifiés selon les informations reçues au cours de l’action et selon les aléas qui vont survenir et perturber l’action».
Agir de cette façon suppose de prendre conscience que concevoir un modèle pour la collectivité: une politique économique, une politique industrielle, un modèle de développement, c’est construire une stratégie qui comme le précise le professeur émérite Alain-Charles Martinet «doit certes continuer à élaborer aussi rigoureusement que possible des repères, des critères d’action, mais ne peut plus se réfugier dans le seul déroulement d’un plan et d’un programme». Construire une stratégie, c’est prendre des décisions en incertitude, c’est faire un pari sur l’avenir.
L’épistémologue constructiviste (né à Casablanca), Jean-Louis Lemoigne écrit à ce propos «quand on commence à penser l’action collective, on sait que l’on inscrit sa réflexion dans un contexte d’imprévisibilité et de passion: Chaque acte est un pari potentiel dont les enjeux peuvent être catastrophiques ou émerveillants».
C’est pour toutes ces raisons qu’il importe de sortir des sentiers battus de ces schémas linéaires, et s’engager sur des représentations où l’on tient compte de ce que Morin appelle l’écologie de l’action, c’est-à-dire où l’on tient compte de la complexité́ que suppose l’action, notamment quant elle est collective.
Une politique industrielle à revoir
Le rapport «Changement de paradigme pour une industrie dynamique au service d’un développement soutenu, inclusif et durable» du CESE (2017) «appelle à une rupture profonde dans la manière d’appréhender l’industrialisation (au Maroc), tant sur le plan de la conception des stratégies, de leur gouvernance que de leur exécution». En effet, on ne peut pas élaborer la stratégie industrielle d’un pays, qui constitue en fait une politique publique, sur la base des méthodes utilisées dans le monde de l’entreprise. La situation actuelle illustre très bien ces propos. Le programme Emergence, dans ses trois versions (2005, 2009 et 2013) est fondé sur l’hypothèse que la mondialisation est une caractéristique durable de l’économie mondiale. Or, la crise du Covid-19 va certainement créer des bouleversements dans celle-ci, dont le plus important est la remise en cause de la mondialisation et du libre-échange. Beaucoup de voix s’élèvent au sein des économies occidentales pour que celles-ci relocalisent leurs industries chez elles. Il s’agit d’un risque que ce programme n’a pas évalué en vue de prendre toutes les mesures nécessaires si un tel scénario venait de se réaliser. La stratégie industrielle d’un pays ne s’inscrit pas dans une logique de conquête de parts de marché, mais dans une logique de stratégie de développement industriel et de développement socioéconomique en général. Le secteur industriel tout en poursuivant l’objectif de création d’emplois doit participer fortement à la croissance du Maroc. Notre stratégie industrielle ne doit plus profiter qu’aux villes de l’Atlantique. Elle doit être au service du développement régional du Maroc, pour se prémunir contre le risque de provoquer une concentration de la population tout au long de la ligne atlantique. Elle doit enfin encourager l’émergence d’une classe d’entrepreneurs industriels nationaux porteurs d’un projet d’indépendance vis-à-vis des grands groupes industriels et des marchés européens, et porteurs du projet social de développement de notre pays.
Le service public en première ligne
Face au Covid-19, une évidence s’impose: nous devons renforcer davantage nos services publics. Trois secteurs peuvent illustrer ces propos: la santé, l’enseignement et la recherche scientifique. Nous serons appelés à réorienter nos politiques économiques pour que ces secteurs reçoivent une priorité extrême. Notre système de santé public doit être capable de faire face à deux défis.
Le premier est celui de répondre à la demande sociale en matière de santé, parce que celle-ci est un besoin de première nécessité. Nous avons tous pris conscience de l’importance que revêtent la santé et la vie des citoyens. Le second est que le monde est secoué de plus en plus fréquemment par ces virus émergents et par d’autres fléaux sanitaires. Nous devons être suffisamment équipés pour pouvoir faire face à des événements de ce genre, s’ils venaient de se reproduire.
La recherche scientifique nécessite qu’on lui accorde une place de premier plan, pour qu’elle soit au service de la société marocaine. On peut se réjouir du lancement de certains programmes comme le Soutien à la Recherche Scientifique et Technologique en lien avec le «Covid-19».
Mais, dès qu’on aura dépassé cette épidémie, il importe de lancer des projets de recherche à visée diagnostique, clinique et thérapeutique et en épidémiologie. Le but de ces projets est de mettre en place une recherche fondamentale et appliquée de qualité pour que notre société puisse endiguer au plus vite ce genre d’épidémie, de mieux anticiper la diffusion de ce genre de virus en fonction des zones géographiques, de mieux prendre en charge les personnes atteintes, etc.
Les sciences humaines et sociales doivent être de la partie, parce qu’elles peuvent apporter des éclairages intéressants sur les impacts psychologiques, sociologiques et économiques de ce genre d’épidémie, et évaluer la réponse des pouvoirs publics et de la société dans son ensemble dans ce genre de situation.
La lutte contre l’ignorance et toutes les formes de l’obscurantisme doit être la priorité de l’enseignement. Ce dernier ne doit pas se contenter d’un rôle technique, celui de permettre aux jeunes d’être employables. Il doit être un vecteur de transmission de la connaissance au sens large du terme, de l’importance de la science dans le développement des sociétés, des valeurs de la démocratie, de la tolérance, etc. En même temps, il importe de donner la priorité à des champs disciplinaires qui font la différence comme les sciences de la médecine, de la vie, de l’informatique, et de l’environnement.